Les défenseurs de la langue française adorent se moquer du jargon managérial américain et des campagnes de publicité truffés d’anglais. Des slogans touristiques comme «l'Aisne, it's open!» peuvent certes prêter à sourire, mais en matière d'outrance langagière, les résistants linguistiques produisent un palmarès tout aussi impressionnant.
Langue française et idéologie résistante
Lorsqu'un défenseur du français voit dans sa ville quelques affiches avec les mots «City» ou «Market», il parle d’«anglophonisation totalitaire et systématique des enseignes commerciales». Les Français qui communiquent en anglais au travail sont des «zombies décérébrés pour sociétés transnationales». Et utiliser des concepts anglais comme «Care» fait de Martine Aubry une «carpette anglaise», qui fait preuve d'une «veule soumission aux diktats des puissances financières mondialisées». Oui, la patronne du PS vient de gagner ce fameux prix qui récompense chaque année les plus grands traîtres linguistiques du pays. Bienvenue dans l'univers paranoïaque de l'extrémisme linguistique à la française!Toutes ces citations viennent d’auteurs qui gravitent autour de groupes comme Avenir de la Langue Française,Courriel (Collectif Unitaire Républicain pour la Résistance, l’Initiative et l’Émancipation Linguistique) ou Comité Valmy. Leurs sites et manifestes évoquent partout la «colonisation» et l’«invasion» de l’anglais, et décrivent un français «assiégé» que l’on tente d’«assassiner».Face à la «colonisation», le vocabulaire de la guerre et de la résistance est de mise. «Vivre en français, c'est déjà résister», annonce Courriel, sous une bannière représentant l’Oncle Sam et ses dollars contre la noble Marianne en bonnet phrygien. Plus problématique, ce combat linguistique est souvent comparé à la résistance anti-nazie. Le Forum Francophone International n'a pas choisi par hasard les initiales FFI, une allusion aux Forces Françaises de l'Intérieur, et le Comité Valmy affiche une photo de Jean Moulin sur sa page d’accueil. Pour finir, cette phrase du philosophe Michel Serresest citée un peu partout par les militants: «Il y a plus de mots anglais à Paris qu’il y en avait en allemand sous l’occupation.»
Caricature d'une résistance
Ce petit univers attire un spectre varié d’activistes qui ne reculent devant aucune caricature. Ils se sentent de plus en plus attaqués par les publicitaires anglophiles et le nombre croissant d'universités qui proposent des cours en anglais, et ripostent régulièrement, de manifestes en colloques.Dans un article du Monde Diplomatique du mois de décembre, l’apprentissage de l’anglais dans les petites classes est décrit comme une des nombreuses «attaques concrètes contre la langue française». Pour certains, parler anglais est déjà une forme de soumission. Dans Le Figaro, l’écrivain Benoît Duteurtre affirmait récemment qu'en Europe, on est «contraint d'imiter une façon de parler, donc de penser, platement calquée sur celle de la City, du Pentagone, des universités américaines et des fonds de pension de l’Arizona.». Car chacun sait que les «anglo-saxons» représentent une masse idéologique uniforme…
Cela va plus loin. Les défenseurs acharnés du français pensent même qu’on ne «travaille bien, […] qu’on ne réfléchit bien qu’avec les mots de sa langue maternelle», ainsi que l’écrivait Marc Favre d’Échallens dans Marianne. Pourtant, des millions de personnes pourraient témoigner du contraire.
De Radio Courtoisie à l'extrême gauche, ce sont des personnalités diverses qui se retrouvent dans cette haine du «globish», langue de la mondialisation. Les membres de l’académie de la carpette anglaise vont du souverainiste Paul-Marie Coûteaux à Yves Frémion des Verts. D’autres, comme Georges Gastaud, le président de Courriel, sont des militants communistes. Ils se retrouvent autour d’une bonne dose d'anti-américanisme. Pour la droite, il s’agit de préserver une vieille France traditionnelle et souveraine, pour l’extrême gauche, de contrer l’impérialisme.
L'apprentissage d'une langue étrangère n'est pas un risque identitaire
La question de l’anglais et de son apprentissage est donc idéologisée jusqu'à l’absurde. Au lieu de réfléchir à ce qui peut améliorer la mobilité internationale des jeunes, et leur ouvrir des portes, on enrage à propos de quelques affiches et de cours en anglais dans les écoles de commerce.Les Danois, les Hollandais et les Suédois, qui sont presque tous bilingues, ont-ils perdu leur «identité», sont-ils devenus des valets de l'impérialisme américain? Ils ont un modèle social bien distinct des États-Unis, et pourtant ils parlent anglais, tout bêtement car s'ils ne parlaient que danois, ils limiteraient leurs horizons. Rappelons que par rapport aux autres Européens, les Français ont toujours été les plus protecteurs vis-à-vis de leur langue.
L’universitaire britannique Robin Adamson, qui a notamment comparé la situation avec l’Allemagne et l’Italie, note que l’utilisation de termes anglais provoque dans ces pays bien moins d’«hystérie» qu’en France. De même, alors que les constitutions espagnole et italienne protègent les langues minoritaires, en France la constitution protège le français. Nous sommes peut-être les seuls à autant utiliser le vocabulaire de l’amour pour parler du français, avec le sempiternel: «c’était un grand amoureux de la langue française». Si les Français sont plus stridents, c’est aussi parce qu'ils occupaient autrefois une position dominante, quand il fallait apprendre le français pour briller dans les salons européens du XVIIIè siècle.
La langue française, toujours en vogue à l'étranger
Les défenseurs du français devraient relativiser un peu leur désarroi. Au pays de l’anglais, le français a toujours la cote, même s’il est en déclin. Pensez aux mots en anglais de la gastronomie et de la mode: soufflé, bisque, haute couture, baguette, croissant n’ont pas été remplacés par des néologismes anglais. Et pourtant, quelle invasion!Après l’espagnol —qui concurrence l’anglais aux États-Unis même—, le français est la deuxième langue la plus apprise dans les universités américaines. L'Institut Français annonce sur son site que c'est aussi la deuxième langue la plus enseignée. Alors certes, un département de français vient de fermer récemment aux Etats-Unis (à l'université d’Albany), ce qui a conduit le philosophe Jean-Luc Nancy à répliquer avec sarcasme: «Enseignons ce qui s’affiche sur nos panneaux publicitaires et sur les moniteurs des places boursières. Rien d’autre!».
Partout, la France continue de se vendre comme la terre de la mode, du champagne, de l'amour et de la culture. Nous avons protégé le repas gastronomique français à l'Unesco pour célébrer «l'art du bien manger» et du «bien boire». Nous avons des quotas pour la chanson française à la radio. Jusqu’où veut-on aller pour préserver cette bonne vielle France en français? Jusqu’à empêcher les élèves d’apprendre l’anglais à l’école? C’est ce que vient de proposer un sympathisant Courriel sur un blog de nouvelobs.com, avec l’idée de quotas d'élèves par langue pour favoriser les idiomes moins populaires. En effet, seul ce type de programme dirigiste pourrait radicalement réduire le nombre de «carpettes anglaises» du pays. Alors, peut-être qu’enfin la France sera libérée de ces terribles mots en anglais qui menacent notre identité et nos valeurs… Help!
Slate.fr
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