28 janeiro 2025

Tradução e legendagem com IA - o caso francês

Bruno Icher pour Libération 


C’est le début d’un film ou d’une série américaine, deux personnages dialoguent. Les sous-titres laissent penser qu’ils se connaissent puisqu’ils se tutoient. Pourtant, dès la scène suivante, ils adoptent le vouvoiement avant, un peu plus tard, de se tutoyer à nouveau. L’effet est troublant, horripilant même, mais involontaire puisqu’il s’agit à coup sûr d’une traduction effectuée par une machine et non par un professionnel. Avec l’expansion des applications nourries à l’intelligence artificielle générative et l’enthousiasme qu’elle déchaîne dans le milieu de la tech, ce genre d’incohérences de nature à bousiller une scène, voire le film entier, risque de se multiplier.

La menace se précise même en termes chiffrés depuis la publication, le 4 décembre, d’une enquête menée par la société PMP Strategy pour le compte de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et de compositeurs (Cisac), qui rassemble plus de 220 sociétés d’auteurs dans 116 pays. Selon cette étude, le marché des contenus musicaux et audiovisuels générés par l’IA va connaître, dans les cinq prochaines années, «une croissance exponentielle», passant à une valeur estimée de 64 milliards d’euros au lieu des 3 milliards d’euros actuels. Une révolution donc, qui s’opérerait au détriment des créateurs qui souffriraient de «l’effet de substitution de l’IA sur leurs œuvres». Parmi les professions les plus menacées dans l’audiovisuel figurent les scénaristes et les réalisateurs, qui perdraient entre 15 et 20 % de leurs revenus, mais aussi, en tête de liste, les traducteurs et adaptateurs actifs dans le doublage et le sous-titrage qui, eux, pourraient perdre 56 % de leurs revenus sur la même période. Un comble puisque le travail de ces professionnels est justement utilisé pour nourrir, et donc améliorer, les algorithmes destinés à prendre leur place. En novembre, le magazine américain The Atlantic a révélé que de grandes entreprises américaines de la tech entraînent leurs IA, depuis longtemps et dans le plus grand secret, avec des dialogues de dizaines de milliers de films et d’épisodes de séries pour les rendre plus performantes. Aujourd’hui, la plupart des traducteurs professionnels s’opposent à l’usage de leur travail pour le développement d’IA, comme le droit français les y invite, mais ils ne sont pas certains d’être entendus.

 

Pourtant, la perspective de cette invasion programmée ne rend pas compte d’une situation qui confine à l’absurde : l’IA générative, pour l’instant en tout cas, n’est pas au point. En septembre, le festival du film américain de Deauville en a fourni un échantillon éloquent. Comme ce personnage disant «Je suis désolé», en anglais «I’m sorry» : interrompu dans sa phrase, il ne prononçait que «I’m s…», traduit par «Je suis S». Bonne chance pour s’y retrouver. Ou cet autre, annonçant en VO qu’il allait «take a hit», équivalent familier de «se droguer». Dans la mesure où il tenait à la main une pipe à crack, il aurait été judicieux de ne pas traduire la phrase par un désopilant «je vais me piquer». Autres moments d’embarras, lorsqu’un personnage s’exclame «Fuck me !», généralement traduit par «Putain !» ou «Bordel !» mais qui se transforme ici en un comminatoire «Baise-moi !» alors qu’il est seul à l’image. Ou encore cet instant en suspension lorsque le sous-titre annonce «la banque a dit…» alors que le personnage dit «Bang said…», Bang étant le prénom de l’un des personnages principaux. Sans oublier un grand classique, le «Hello ?» lancé par un personnage s’aventurant dans une maison vide, qui se traduit efficacement par un «Il y a quelqu’un ?» plutôt que par un ridicule «Bonjour ?». Même dans un très mauvais film, personne ne dit ça. Les traducteurs ayant assisté aux projections sont formels : de telles erreurs sont l’œuvre d’une machine.

L’Association des traducteurs /adaptateurs de l’audiovisuel (Ataa) qui, depuis sa création en 2006, défend les intérêts de la profession, avait publié sur son blog un billet relevant les sous-titres «calamiteux» repérés à Deauville. Le vénérable festival n’est pourtant pas une exception, sans compter que, pour des films dans une langue plus rare que l’anglais, des sous-titres médiocres passent encore plus facilement inaperçus. «Pour les festivals, le problème touche particulièrement des productions aux budgets modestes, explique Isabelle Miller, traductrice depuis plus de vingt ans et présidente de l’Ataa. Les films sont sélectionnés parfois moins d’un mois avant la projection et ils n’ont ni le temps ni l’argent pour faire faire une traduction satisfaisante, c’est-à-dire en faisant appel à un professionnel. Alors ils se débrouillent, parfois avec des logiciels de traduction. Or la machine ne regarde pas les images, ne comprend pas le film. Elle traduit des bouts de phrases et les assemble. Nous, nous ne traduisons pas des mots mais du sens.» Et la question des festivals n’est qu’un aspect d’un problème bien plus large.

 Entre les années 1980 et 2000, avec la multiplication des chaînes câblées puis l’avènement des plateformes présentes sur la quasi-totalité des territoires du globe, les besoins de traduction ont explosé. Avec une conséquence paradoxale : dans le même temps, les professionnels du secteur ont vu leur situation se dégrader, autant en termes de rémunération que de conditions de travail. Tarifs tirés vers le bas, délais sans cesse rognés, développement de logiciels contraignants… Pour les professionnels, les ennuis ont vraiment commencé dans les années 2000. «A cette époque, reprend Isabelle Miller, la quasi-totalité de nos clients, les distributeurs, producteurs, chaînes de télévision puis les plateformes, ont décidé de déléguer le travail aux laboratoires à qui nous facturons notre travail et qui sont devenus notre unique interlocuteur, ce qui a coupé le lien avec le client final.» Un constat partagé par Valérie Julia, membre de l’Ataa et représentante de la profession au conseil d’administration de la Société civile des auteurs multimédia (Scam). «Le secteur s’est restructuré entre des rachats successifs et l’apparition de jeunes labos, et chacun veut se tailler les plus grosses parts d’un marché devenu mondial. Certains sont dignes de confiance tandis que d’autres ont des pratiques assez sauvages».

 


 Rory Gilmore does not fancy The Smashing Pumpkins.

 Parmi les grands laboratoires français, Titrafilm est le plus ancien. En plus de quatre-vingt-dix ans, il a connu toutes les grandes évolutions du cinéma et de la télévision. «Les laboratoires sont devenus des hubs techniques qui garantissent la bonne fin des prestations demandées, sous-titres, doublage, audiodescription, etc. Nous devons aussi assumer la sécurité du processus afin de lutter contre les risques de piratage, détaille Sophie Frilley, qui codirige la société avec David Frilley Kagansky. Nous faisons face à la concurrence très dure des sociétés internationales qui ont vu le jour récemment, intensifiant une guerre tarifaire dans le but d’attirer les plateformes de streaming qui assurent aux prestataires les volumes de travail. Ce phénomène est exacerbé par des nouveaux outils intégrant des intelligences artificielles génératives, proposés par des acteurs de la tech, qui visent à balayer le travail des labos et de toute la filière. Pour Titrafilm, il est donc essentiel de participer à la transformation du secteur tout en faisant en sorte que l’intelligence humaine conserve le contrôle du processus, en utilisant ces outils comme des assistants.» Mais l’argument de la «complémentarité» entre traducteurs humains et machine n’est pas de nature à rassurer les professionnels de la traduction. «On constate en effet un développement important de la post-édition où il s’agit de corriger les erreurs de traduction automatique, souligne Isabelle Miller. Cela attire les débutants, ce qui est logique, mais c’est encore plus mal payé.»

 Les soubresauts imprévisibles du marché (du Covid à la grève de quatre mois des scénaristes et des acteurs aux Etats-Unis l’an dernier), la concurrence féroce à laquelle se livrent les labos et surtout l’irrésistible montée en puissance des nouvelles technologies, tout précipite les traducteurs dans l’inquiétude d’une extinction programmée. Un sentiment d’autant plus vif que le cinéma et la télévision se trouvent confrontés aux nouvelles normes venues d’Internet et des réseaux sociaux. «Les spectateurs s’habituent peu à peu à un abaissement du niveau de la langue, se désole Isabelle Miller. Ça me rappelle l’épisode des fansubbers, des amateurs qui traduisaient à toute vitesse des séries américaines pour les rendre disponibles le plus vite possible en téléchargement illégal. C’était souvent très approximatif, parfois bourré d’erreurs et de fautes, mais de nombreux spectateurs ne voyaient pas le problème. Et quand les professionnels protestaient contre ces pratiques, nous étions accusés de corporatisme.»

Le fond du problème est peut-être, précisément, dans le manque de considération d’une profession dont pas grand monde, professionnels et grand public confondus, ne semble mesurer l’importance. «J’ai toujours été frappée par la valorisation dont bénéficient les traducteurs littéraires alors que nous sommes traités comme les parents pauvres du cinéma», dit Massoumeh Lahidji. Traductrice et interprète d’origine iranienne, elle a travaillé avec Abbas Kiarostami, Jafar Panahi, Elia Suleiman, Todd Haynes ou Kelly Reichardt et elle est bien connue des habitués de Cannes et d’autres festivals où, sur scène, elle fait le relais entre équipes des films et le public. «Certains réalisateurs veulent tout contrôler, même la traduction, mais c’est assez rare. La plupart font confiance, sans toujours se préoccuper du résultat. En fait, peu de gens sont sensibles aux enjeux que représente la fidélité à l’œuvre originale.» Valérie Julia renchérit : «Il est significatif que le coût des traductions ne soit quasiment jamais inscrit dans la ligne budgétaire d’une production.»

Stéphane Auclaire, patron du distributeur français UFO, apporte une nuance liée à l’économie précaire de films au potentiel commercial incertain. «Je ne sais pas quelle part revient aux professionnels quand nous faisons appel à un labo, mais lorsque nous achetons un film 15 000 euros et que la prestation nous est facturée 3 000 ou 4 000 euros, c’est à peu près la marge que nous sommes en mesure d’espérer sur ce même film. Alors, oui, il nous est arrivé de faire la traduction nous-mêmes.» Le distributeur ajoute que parfois, la production internationale qui vend le film fournit une traduction en français approximative, sans qu’on sache bien si elle a été réalisée par une machine ou par un humain. «C’est aussi notre travail de nous montrer très vigilants. Par exemple, nous avons distribué Dig ! de la réalisatrice Ondi Timoner [2004], un documentaire sur l’opposition entre deux groupes de rock, The Dandy Warhols et The Brian Johnstown Massacre. A un moment, un des témoins dit qu’il ne faut pas “rejouer l’antagonisme entre Blur et Oasis”. Ce qui était traduit, dans la précipitation, par “Il ne faut pas aller dans le flou de l’oasis.”»

Mais dans une reconfiguration à peu près totale du marché sous les coups de boutoir des fournisseurs d’IA générative, il est à craindre que ce qui relevait, auparavant, d’un folklore du cinéma fauché ne se transforme en une triste banalité. Dans les années 80, un projectionniste de la Cinémathèque racontait qu’un soir, dans la vieille salle de Chaillot, il avait passé un film de guerre américain, une série B, dans laquelle des soldats se retrouvaient piégés dans une tranchée assaillie par des chars d’assaut ennemis. Pour prévenir ses camarades, l’un des troufions hurlait : «Tanks ! Tanks !» tandis que le sous-titre traduisait : «Merci ! Merci !» A l’époque, cela faisait rire tout le monde.