16 junho 2011

BloomsDay

None better than the French to fight prejudice, and Marilyn was a firebrand allright ;)



Non, «Ulysse» de Joyce n'est ni long ni ennuyeux!

Surfait, le Ulysse de James Joyce, que les fans du monde entier célèbrent ce 16 juin, alias «Bloomsday»? C'est ce qu'avance le journaliste et écrivain américain Ron Rosenbaum dans un article paru sur Slate où il s'amuse à dézinguer le classique du romancier irlandais. Prétentieux, fastidieux, interminable, raté, frimeur, Ulysse serait juste bon à jeter aux oubliettes de la littérature (à l'exception d'un seul chapitre, l'avant-dernier). Les arguments sont séduisants. Le problème, c'est qu'on les voit revenir de manière épisodique depuis... 1922, la date de publication d'Ulysse.
Car c'est loin d'être la première fois que le roman suscite la controverse. Dès sa sortie, il acquiert une réputation sulfureuse: son prétendu caractère pornographique lui vaut l'interdiction aux États-Unis jusqu'en 1931, date jusqu'à laquelle c'est Hemingway qui se chargera de faire passer les volumes prohibés à ses compatriotes.
En plus de déplaire aux censeurs, Ulysse a très tôt divisé le milieu littéraire. A sa publication, Virginia Woolf, comme beaucoup d'autres, n'hésite pas à le qualifier de livre «prétentieux» et «vulgaire», tandis que l'écrivain H.G. Wells parle à son sujet d'«obsession du cloaque». Même un lecteur averti comme l'écrivain argentin Jorge Luis Borges mettait en garde, en 1925, contre l'opacité du texte, reconnaissant ne l'avoir «pratiqué que par fragments».
Depuis, les innombrables zélateurs d'Ulysse (citons Valéry Larbaud qui l'introduisit en France) l'ont emporté sur ses adversaires en l'imposant dans l'esprit du public comme une œuvre majeure du XXème siècle, au même titre qu'A la recherche du temps perdu ou du Voyage au bout de la nuit. Revers de la médaille: comme beaucoup de classiques, le roman de James Joyce est aujourd'hui tellement canonisé et figé dans son aura intimidante d'œuvre difficile, géniale et surtout très chiante, que presque personne ne s'aventure à le lire de A à Z.
Comme si sa sacralisation empêchait les néophytes de s'y attaquer, tout en permettant à ses lecteurs (réels ou fictifs) de faire les malins. La preuve: un exemplaire d'Ulysse négligemment posé sur un coin de votre bureau fera toujours son petit effet auprès de vos invités, même si vous n'avez pas dépassé la dixième page...
Pourtant, ce n'est un hasard si Ulysse a accédé au statut de chef-d'œuvre. C'en est un à plus d'un titre, mais un chef-d'œuvre vivant, contemporain, exigeant, auquel il faut se confronter en se débarrassant des idées reçues qui courent à son sujet. Petite revue des plus fréquentes.

«C'est un roman atrocement compliqué»

Première chose: l'intrigue d'Ulysse est toute simple. Ou plutôt: elle existe à peine, ce qui peut s'avérer perturbant pour le lecteur. L'histoire se déroule en une seule journée, celle du 16 juin 1904. Le livre suit les allées et venues à Dublin de deux personnages: Leopold Bloom, un agent publicitaire juif, cocu et légèrement pervers, et Stephen Dedalus, un jeune intellectuel décidé à vouer son existence à l'art.
Que se passe-t-il durant cette journée? Rien, ou presque. Leopold Bloom assiste à un enterrement, déjeune, se rend au pub, fait quelques rencontres. Pendant ce temps-là, Stephen Dedalus donne un cours, se promène sur la plage, va à la bibliothèque et finit sa journée au bordel, où il croise Bloom, avant de rentrer avec lui. C'est tout. Impossible de faire plus banal et plus limpide.
Signalons que James Joyce fera bien plus «compliqué» en 1939 avec Finnegan's Wake, œuvre monumentale prétendant embrasser sous une forme poétique l'intégralité de l'Histoire. Écrit en plusieurs langues entremêlées, bourré de néologismes, dépourvu d'intrigue, sans début ni fin, il aura demandé dix-sept ans à son auteur pour l'achever: à côté, Ulysse est un livre pour enfants.

«Le style d'Ulysse est incompréhensible»

C'est dans sa forme qu'Ulysse désarçonne. Car il se déroule entièrement à l'intérieur de ses personnages, sans aucun recul narratif sur leurs actions. Pas une seule explication, à aucun moment, n'est donnée sur les motivations ou le passé des deux héros. Dès les premiers chapitres, l'auteur use du procédé du monologue intérieur –la fameuse technique du «courant de conscience», empruntée à Edouard Dujardin— pour nous plonger directement dans leur cerveau.
Chez Joyce, le temps du récit et le temps de l'action (c'est-à-dire les pensées elles-mêmes) coïncident parfaitement. Et comme les pensées, par essence, sont chaotiques et inachevées, le texte ressemble le plus souvent à ceci:
«Marchant fièrement. Qui essayais-tu d'imiter? Oublie: un être spolié. Le mandat de ma mère à la main, huit shillings, la porte de la poste qui se referme, claquée sous ton nez par l'huissier. Faim mal aux dents. Encore deux minutes. Regarde l'heure. Faut que je. Fermé. Chien de valet! Éclate-le en charpie à coups de pétard, débris humains murs éclaboussés tous les boutons de cuivre. Des bouts tout khrrrrklak en place se remettent clac d'un coup. Rien de cassé? Oh, ça va. On se serre la main. Vous voyez ce que je voulais dire, hein? Oh, ça va. Serrons-nous la serre. Oh, ça va vraiment tout à fait bien.»
On comprend pourquoi certains préfèrent emmener du Marc Lévy à la plage. Faut-il pour autant être complètement cinglé pour lire Ulysse en intégralité? Certainement pas. S'il est évident qu'il faut beaucoup de courage pour en voir le bout, l'expérience de lecture qui en résulte est incomparable. Y compris en version française, grâce à la traduction de 2004 qui parvient à rendre compte de l'extraordinaire inventivité stylistique de Joyce.
Car rarement un roman aura atteint un tel niveau de précision dans la retranscription de l'activité cérébrale et sensorielle de ses protagonistes. Lire Ulysse, c'est aller au plus près de la réalité banale, prosaïque, tumultueuse de l'expérience humaine, c'est se connecter directement à l'Autre, sans mise en contexte préalable. Le prix à payer pour le lecteur: assumer de ne pas toujours tout comprendre. Voire, par moments, de ne strictement rien y comprendre...

«Ulysse est terriblement long et ennuyeux»

Mille pages de lecture: c'est toujours moins que les deux mille de Guerre et paix ou que les trois mille d'A la recherche du temps perdu. Mais effectivement, venir à bout d'Ulysse demande beaucoup, BEAUCOUP de temps et d'engagement... seulement, il pourrait bien vous le rendre au centuple.
Pour qui se donne la peine de surmonter le choc du premier contact, ce monstre littéraire a énormément à donner au lecteur. Ne serait-ce que pour la beauté de sa langue: certes, pour la savourer, il faut déjà accepter de se laisser perdre sans broncher au milieu d'un gigantesque océan de termes érudits, d'innovations syntaxiques et de mots-valise sans toujours réussir à déchiffrer leur sens —on a d'ailleurs pu dire que Joyce n'écrivait pas en anglais, mais en Joyce...
Ensuite seulement, on peut commencer à se laisser porter par le texte et à goûter les inventions littéraires géniales qui en parsèment chaque page. Citons l'épisode dit «des Sirènes», qui est rédigé à la manière d'une fugue, et dont les premières lignes correspondent à l'ouverture, c'est-à-dire au moment où les instruments apparaissent un à un. Dans ce chapitre, Joyce, en utilisant des techniques comme la répétition ou l'onomatopée, parvient réellement à créer une pièce musicale à l'aide du langage. En fait, il l'amène à un point de musicalité tel que les sonorités des mots finissent par se substituer à leur sens.
Il ne s'agit là que d'une des mille trouvailles formelles du livre. Car même si le monologue intérieur des deux personnages y sert de fil rouge, chaque chapitre est écrit dans un style différent. Tous les modes de narration possibles sont employés, suivant les passages: journalistique, lyrique, épique, tragique, scientifique, pornographique... Ce faisant, Joyce a introduit dans son œuvre une variété dont peu de livres peuvent se targuer.
Finalement, Ulysse est très ludique. L'auteur s'est livré à une sorte de jeu en rédigeant un livre dont on ne doit pas négliger la dimension parodique. «L'ennui», écrivait Joyce, «c'est que le public va demander et trouver une morale dans mon livre, ou pire il le prendra pour une chose sérieuse, et sur mon honneur de gentleman, il n'y a pas un seul mot sérieux dedans.» Ce qui fait d'Ulysse la blague la plus longue et la plus intelligente de tous les temps.

«Il faut connaître L'Odyssée sur le bout des doigts pour le comprendre»

Même s'il n'y est fait aucune allusion dans le livre même, James Joyce a donné la «clé» de son roman dans le titre: Ulysse est une transposition de l'œuvre d'Homère. Le personnage de Bloom correspond à celui d'Ulysse et Stephen Dedalus à celui de Télémaque, son fils. Jusque-là, facile: mais identifier les autres figures de l'épopée grecque n'est pas une mince affaire. Exemple: chez Joyce, le Cyclope qui enferme Ulysse dans sa grotte apparaît sous les traits d'un ivrogne antisémite. Seulement, l'écrivain s'est bien gardé de fournir la moindre allusion directe à son équivalence mythologique: c'est au lecteur de la déceler.
Évidemment, on passe à côté d'une infinité de détails si on n'a pas un exemplaire de L'Odyssée sous la main pendant la lecture. Le problème, c'est qu'il existe à peu près des dizaines d'autres grilles de lecture possibles pour chacun des passages. James Joyce en a donné quelques unes dans son schéma Linati, une sorte de mini-guide de lecture de son roman qu'il avait rédigé pour aider un de ses amis à lire Ulysse. On y apprend que chaque chapitre correspond non seulement à l'un des épisodes de L'Odyssée, mais aussi à une heure, une couleur, plusieurs personnages mythologiques, une science ou un art, une technique narrative et un organe humain.
Bref, pour comprendre Ulysse, ne pas maîtriser L'Odyssée n'est guère plus rédhibitoire que de ne pas avoir lu l'intégralité de tout ce qui s'est écrit depuis 3000 ans... ce qui nous amène au point suivant.

«Il faut être aussi cultivé que Joyce pour apprécier Joyce»

Depuis 90 ans, les spécialistes de Joyce s'échinent à recenser toutes les références cachées dans le texte. Ils sont encore loin d'en avoir fait le tour. Ulysse est tellement truffé de paraboles, d'allégories et de symboles que ses niveaux de lecture et d'interprétation sont quasiment infinis. C'est ce qui fait sa richesse et sa qualité de roman «total», c'est-à-dire d'œuvre tellement dense qu'elle contient toutes les autres. Le malicieux auteur irlandais s'en félicitait d'ailleurs avec humour:
«J'ai mis tellement d'énigmes et de puzzles que cela gardera les professeurs occupés pendant des siècles, glosant sur ce que j'ai voulu dire, et c'est la seule façon pour un homme de s'assurer l'immortalité.»
Dans une remarquable étude sur les sens cachés du roman, Michel Chassaing lance plusieurs pistes. Par exemple, selon lui, on peut interpréter Ulysse comme un détournement de la La Divine Comédie de Dante. Dans les deux œuvres, on retrouve la même structure en trois parties (l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis chez Dante). Le personnage de Stephen Dedalus devient Dante lui-même, mené à travers les cercles de l'Enfer et les corniches du Purgatoire par Leopold Bloom/Virgile.
Autre piste: la parabole biblique. Cette interprétation a le mérite de répondre à cette question: pourquoi James Joyce a-t-il choisi de créer un héros juif? Peut-être parce que l'auteur a voulu dresser un parallèle entre la journée de Leopold Bloom et la vie de Jésus. Vers la fin du roman, l'auteur décrit Bloom dans un bordel: victime d'une série d'hallucinations, il se fait humilier et torturer par la maîtresse des lieux dans une transposition délirante de la Passion du Christ.
Quel autre livre peut prétendre offrir une telle multiplicité de lectures? Aucun, sans doute. Cela dit, Ulysse n'est pas réservé à une élite de professeurs poussiéreux, seuls à posséder la culture nécessaire pour l'apprécier à sa juste valeur. Inutile d'être soi-même un génie pour goûter à celui de Joyce! On peut tout à fait prendre du plaisir à le lire sans connaître par cœur Homère, Dante ou la Bible. Malgré les liens subtils qui l'unissent à une foule d'œuvres antérieures, Ulysse se suffit à lui-même. Mais comme l'œuvre de Proust ou comme la bibliothèque de Babel de Borges, il est tellement inépuisable qu'on peut sans doute passer une vie entière à le lire et à le relire... sans jamais en faire le tour.